Article rédigé par Nicolas Blais, Consultant en transformation et technologies
“Nous ne sommes pas en train de vivre une ère de changement, mais un changement d’ère”.
Dans son ouvrage “Surfer la vie” écrit en 2012, le scientifique français Joel de Rosnay illustrait comment le digital n’est plus une simple tendance, mais une transformation profonde qui redéfinit les modèles économiques, les modes de travail et l’expérience client.
Il y a 3 ans en 2022, l’Observatoire Prospectif des Métiers et Qualifications de l’Informatique, de l’Ingénierie, des Études et du Conseil – OPIEEC – publiait une étude selon laquelle 92% des entreprises estimaient que les missions d’intégration du digital dans les process allaient connaître une très forte augmentation au cours des prochaines années. À la suite de la pandémie, plus de 80% des entreprises ont enclenché une transformation digitale, stimulée par le télétravail et le travail hybride.
3 ans plus tard, quel est le bilan ? Et quelles tendances anticiper quant au rôle du digital dans les plans stratégiques de croissance ou de transformation lancés pour les 3 ans à venir, en France et en Europe ? La question reste plus que jamais inscrite à l’agenda des dirigeants, dans une conjoncture marquée par un tassement de la croissance de la zone Euro, le ralentissement des investissements, et parallèlement à cet environnement économiques une nouvelle donne technologique avec la révolution de l’IA.
Comment se positionnent les DSI dans un tel contexte ? Comment vont s’effectuer les arbitrages ? Au cours des 12 derniers mois passés à accompagner des projets de transformation dans des industries aéronautiques et de transport maritime, j’ai pu constater que si les transformations digitales restent une priorité stratégique pour la plupart des directions métiers rencontrées, la manière de les piloter, elle, a singulièrement changé. Ainsi, pour citer Satya Nadella, PDG de Microsoft, « Le digital doit être au cœur de la stratégie des entreprises, non pas comme un outil, mais comme une culture. »
1. Transformation digitale des entreprises, “Show must go on”
L’état d’esprit des responsables SI rencontrés ces derniers mois est celui d’une relative perplexité, entretenue par plusieurs facteurs. Si la dynamique digitale poursuit sa lancée, entretenue par l’IA, la valorisation des assets technologiques doit aussi intégrer des contraintes de plus en plus fortes en matière de cyber et de financement de la dette technique.
1.1. Une dynamique d’investissement dans les grands projets IT toujours d’actualité…
Dans l’ensemble des entreprises rencontrées, les grands projets digitaux enclenchés sous l’effet de l’explosion du télétravail ont été globalement préservés malgré une contraction de la croissance et de l’investissement depuis 2023. Citons, par exemple, les projets de Systèmes d’Information RH, qui se sont multipliés depuis 2 ans à la faveur de l’explosion du télétravail et de la RGPD, et qui sont aujourd’hui entrés en service.
Dans le domaine de la Supply chain et des achats, les exigences des consommateurs en termes de traçabilité des produits, de réduction de l’empreinte carbone, ainsi que les objectifs de performance fournisseurs, stimulent le lancement de projets digitaux structurants autour de nouvelles formes de collaboration. L’entrée en vigueur des règlementations Européennes sur la dématérialisation des flux de factures fournisseurs constitue un “case for change” pour déclencher des investissements Capex structurants pour les PME et ETI. Dans l’industrie, la recherche de standardisation des processus combinée à la maîtrise des coûts justifient toujours le lancement de projets ERP, MES, WMS, pour améliorer la performance des opérations.
1.2. …et accélérée par la révolution IA
Selon la dernière enquête mondiale “CEO global survey” publiée par le Cabinet PwC, sur la base d’interviews de plus de 4700 entreprises dans le monde, 49 % des dirigeants s’attendent à augmenter la performance de leur entreprise et à accélérer sa transformation digitale grâce à l’IA générative au cours des 12 prochains mois (vs 46% en 2023). Les projets pilotes, par exemple dans les domaines finances, marketing, e-commerce, RH, ou encore R&D, s’accompagnent d’une réflexion globale sur la gestion des infrastructures IT – Cloud vs On Premices – les interfaces potentielles et API avec les solutions en cours, l’évolutivité globale du SI, sa capacité à passer à l’échelle, et l’optimisation des coûts de celui-ci. On a connu la révolution de l’Agile dans les méthodes de pilotage. Les mois qui viennent vont certainement transformer la manière de concevoir l’urbanisation du SI, la gestion du patrimoine applicatif, des architectures systèmes vers des mondes interfacés, plus collaboratifs et plus ouverts, en vue de maximiser la valeur des données (« data as good as gold »).
Fuite en avant ou véritable choix stratégique de booster le digital ? Quelle que soit la maturité digitale des entreprises, la généralisation de l’IA va nécessiter de nouveaux investissements pour permettre aux entreprises de garder leur avantage compétitif.
1.3. Le patrimoine applicatif devenu un asset stratégique de l’entreprise à part entière
Les opérations des Merge & Acquisitions et les due diligences comportent désormais un volet audit IT. Les Fonds d’investissements et Private Equity examinent de près les actifs IT de l’entreprise cible, en particulier le degré d’obsolescence des solutions, les besoins de remplacer des ERP, ou de s’équiper de solutions digitales cœur de métier. Ces opérations peuvent rapidement se chiffrer en millions d’Euros. Elles font maintenant pleinement partie de l’équation dans la décision de réaliser les transactions. Post Covid, l’accélération du mouvement des capitaux dans des secteurs comme la pharmaceutique ou la santé privée a accéléré la prise de conscience de l’importance stratégique d’être équipé d’un Système d’information performant pour valoriser l’entreprise et la rendre attractive pour les investisseurs. Vue des Private Equity, l’opération d’investissement sera d’autant plus facile que l’Intégration post-fusion sera facilitée par le digital. L’automatisation et les outils collaboratifs (ex. ERP, CRM, cloud computing) permettront une transition plus fluide après une fusion. L’objectif est d’aligner plus rapidement les processus, partager les données et intégrer les équipes.
Dans cet exercice d’audit, les Investisseurs vont même jusqu’à évaluer la cyber-résilience des entreprises. C’est un critère clé avant une acquisition, notamment dans les secteurs financiers et technologiques.
1.4. Les nouvelles contraintes impactent les besoins d’investissements dans le digital
1.4.1. Accélération du temps de cycle IT et dette technique
L’évolution rapide des technologies et des ERP, combinée à la réduction temporelle du cycle IT, que ce soit en développement de nouvelles solutions ou en montée de versions de celles déjà en run, contribuent à accélérer le phénomène de dette technique.
Sans rentrer dans le débat de l’obsolescence programmée, il n’en reste pas moins que la “Legacy IT” peut vite devenir un poids mort pesant sur l’agilité, la performance et la valeur de l’entreprise comme vu précédemment.
Faute d’investissements, le coût de remplacement d’ERP produit un effet boule de neige, car il embarque la gestion des interfaces numériques et va générer des opérations longues et complexes de migrations des données. Gérer la dette technique aboutit à déclencher les investissements à intervalles plus rapprochés, afin d’éviter aux dirigeants le syndrome du tas de sable que l’on pousse devant soi et qui grossit.
1.4.2. La cyber sécurité et la protection des données au cœur des enjeux IT
Selon l’enquête PwC précitée, le risque cyber est perçu comme la troisième menace au cours des 12 prochains mois, juste derrière le risque d’instabilité macro-économique et l’inflation.
L’accélération de l’usage de l’IA, parfois anarchique, corrélée à une gouvernance data souvent limitée dans les entreprises, vont nécessiter un effort considérable de formation et de sensibilisation devant la montée des attaques et ransomware. La définition de PSSI, de chartes des données, de chartes informatiques sont devenus incontournables, face au pourcentage croissant de probabilités d’attaques cyber et la croissance exponentielle des coûts qu’elles engendrent pour les entreprises qui en sont victimes.
2. Les nouveaux paradigmes de la place du digital en 2025
La surexposition médiatique autour de la révolution de l’IA ferait presque oublier les tendances de fond observées en particulier depuis la crise sanitaire sur le rôle du digital. Le développement de nouvelles formes de travail, la recherche permanente d’optimisation des coûts, l’accélération du rythme des normes environnementales, de la transparence financière, les nouvelles attentes des consommateurs, la dématérialisation quasi complète de l’ensemble des processus sont autant de facteurs de transformation permanente aux conséquences variées pour l’entreprise et les salariés. Parmi cette multiplicité d’impacts, j’en retiendrais trois principaux. D’une part parce que je les ai observés dans toutes les entreprises et métiers confondus, d’autre part parce qu’ils remontent dans le Top 3 à l’agenda des DG et DSI, et enfin parce qu’ils vont durer pour les années qui viennent.
2.1. Renforcer la gouvernance de l’IA
L’avenir de l’IA, c’est maintenant. Pour ceux qui travaillent dans le domaine, ce n’est pas surprenant. C’est le résultat d’années d’investissement, de travail sans relâche des informaticiens. Ce qui est surprenant, explique Fei Fei Li, co-directeur de l’Institut de Stanford pour l’IA centrée sur l’humain (HAI) et PDG de World Labs, c’est l’absence apparente d’un cadre global pour la gouvernance de l’IA.
Dans un article publié par le Financial Times le 8 février 2025, intitulé “Now more than ever, AI needs a governance framework”, l’auteur souligne que les progrès de l’intelligence artificielle nécessitent la mise en place d’un cadre de gouvernance afin d’assurer que ses bénéfices soient partagés par l’ensemble de l’humanité. Au-delà des divergences géopolitiques sur la manière de légiférer l’écosystème mondial et les usages de l’IA, il est de la responsabilité individuelle de chacun d’adopter une approche centrée sur l’humain. Cette notion de “Tech for good” a fait l’objet de passionnantes présentations lors du dernier salon Vivatech à Paris en mai 2024. Elle prône de s’appuyer sur la science, et non la science-fiction, pour des usages utiles à l’homme. Il s’agit aussi de combler le fossé entre les avancées scientifiques et leurs applications concrètes. Et pour cela, il faut des outils permettant de diffuser une information précise, et mettre en lumière les effets réels de l’IA. La recherche d’une “bonne gouvernance” au sens de la RSE, doit viser à atténuer les risques et encourager une mise en œuvre responsable de l’IA, de manière pragmatique et collaborative. Si la plupart des entreprises rencontrées ces derniers mois ont lancé d’ambitieux programmes de formations et acculturation internes sur l’IA (exemple de la CMA-CGM, LVMH…), la question de la Gouvernance IA (et data) reste un vrai sujet à l’agenda des dirigeants dès aujourd’hui.
2.2. Replacer l’humain au centre : de la conduite du changement intégrée à la création de directions de la transformation
La généralisation des usages de l’IA et des technologies digitales a eu pour effet de repositionner le facteur humain comme la clé de voûte de la réussite d’un projet. Si la conduite du changement n’est pas une discipline nouvelle, ce qui change est sa systématisation et à travers son intégration dans la gestion de projet des entreprises.
Chez Airbus par exemple, les livrables de conduite du changement constituent un jalon clé dans le process générique (LBIP – Lean Business Improvement Project). Ce “Gate 5” (G5) est obligatoire pour valider le lancement du projet ou le passage à l’étape suivante.
Selon une enquête menée en 2023 auprès de 2668 entreprises dans le monde, l’organisation Prosci©, spécialisée en conduite du changement, estime que le ROI d’un projet dépend à 70% de l’adoption et de l’utilisation du changement par les employés. Selon la même enquête, 57% des entreprises ayant intégré tôt la gestion du changement ont atteint ou dépassé leurs objectifs.
Parallèlement à l’expansion des méthodes de conduite du changement, depuis 5 ans des Directions de la Transformation apparaissent dans les organigrammes de nombreuses entreprises et administrations publiques. Effet de mode ou réponse nécessaire des organisations pour faire face à ce fameux monde VUCA ? À vrai dire les structures dédiées à l’accompagnement des transformations ne sont pas totalement nouvelles. Mais ces équipes ont longtemps été rattachées à d’autres Directions majeures. Il y a bien-sûr les DSI (notamment pendant cette longue période où le levier des projets IT dominait) ou les Directions Organisation quand les leviers de l’organisation et de l’excellence opérationnelle ont pris de l’ampleur. Dans une enquête menée auprès de 70 entreprises, le Cabinet ANTROP démontre que cela reste encore le cas aujourd’hui mais la grande majorité des organisations se dotent d’une structure légère où les « compétences Transformation » sont mises au service des grands programmes stratégiques et digitaux. Et parmi les bénéfices attendus de ces Directions de la Transformation, on retrouve en première place une compréhension améliorée du changement par les employés doublée d’une prise en compte des traits culturels de l’entreprise. Le “Why” avant le ROI.
2.3. La DSI plus que jamais au cœur du réacteur
Si plus de 80% des entreprises ont enclenché des programmes de transformation post crise sanitaire, toutes comportaient un volet digital. De facto, la DSI a pris un nouveau rôle stratégique, avec un fort degré d’exposition auprès des Directions générales voire de l’actionnariat.
De centre de coût, les DSI sont passées à centre de valeur, devant être positionnées comme partenaire incontournable des directions métiers, dans une relation bi-modale où la technologie crée du revenu et augmente les marges. La fonction SI n’est donc plus seulement perçue comme un ensemble d’outils de mise en œuvre des processus métiers : elle se trouve désormais au cœur de la création de valeur client par sa capacité à dégager de l’information pertinente, à créer des nouvelles expériences pour les clients et à flexibiliser l’accès aux ressources informatiques. Après la vague des ERP, du CRM et de l’e-commerce, la réussite de la transformation digitale représente donc un nouvel enjeu pour les DSI.
Le revers de la médaille de cette nouvelle mise en lumière des DSI, est que cela s’accompagne de nouvelles formes de pression. Comment répondre aux exigences de servir plus vite les métiers, avec une meilleure qualité, mais à moindre coût ? Et avec quelles ressources ? On oublie souvent que la rapidité des temps de cycle IT se heurte au temps long du recrutement, dans un contexte de guerre des talents. Tous les DSI rencontrés ces trois dernières années souffrent du même problème, et c’est encore plus vrai pour les ETI isolées géographiquement.
Plus généralement, le passage vers un modèle cible capable de délivrer des dev Ops, de proposer “Everything as a service”, avec des briques SaaS (Software as a service), PaaS (Platform as a service), IaaS (Infrastructure as a service), et animé par des cohortes de digital champions est assez rare. Même chez des éditeurs performants et compétitifs, ou des start-ups de la Tech. Pour combiner ces paramètres, les DSI doivent multiplier les initiatives pour faire preuve d’innovation, par exemple à travers des partenariats avec des start-ups, des laboratoires, des incubateurs, ou à travers l’open innovation. Elles endossent régulièrement le rôle d’agent du changement : travailler de façon décloisonnée, co-construire dans des séances d’idéation, interagir en mode sprint, utiliser des nouveaux outils collaboratifs, avoir le droit à l’erreur dans des stratégies Test & Learn ou encore insuffler une culture de la collecte de la donnée. Ce sont autant de nouveaux réflexes et comportements à acquérir.
Cette exigence de leadership des DSI s’accroît aujourd’hui avec l’IA et le besoin d’accompagner le développement des usages. La fonction prend un nouveau virage, dans lequel la dimension humaine et des “soft skills” est au moins aussi fondamentale que la maîtrise des technologies.
Conclusion
Le rôle du digital dans la stratégie de croissance des entreprises ne cesse d’évoluer, façonné par des dynamiques économiques, technologiques et organisationnelles de plus en plus complexes. Si la transformation digitale reste un levier incontournable, sa mise en œuvre s’inscrit désormais dans une logique d’arbitrage entre innovation et rationalisation des investissements, entre performance et maîtrise des risques.
L’essor de l’intelligence artificielle, la montée en puissance des enjeux de cybersécurité, la gestion de la dette technique ou encore la nécessité de repenser la gouvernance des systèmes d’information imposent aux entreprises d’adopter une approche plus structurée et proactive. La DSI, autrefois perçue comme un centre de coûts, s’affirme désormais comme un acteur stratégique, en première ligne pour répondre aux défis d’adaptabilité et d’optimisation.
Dans ce contexte, les Directions générales ne peuvent plus considérer le digital comme un simple projet annexe, mais bien comme un moteur clé de compétitivité et de différenciation. La réussite de cette mutation passera par une gouvernance renforcée, un alignement accru entre IT et métiers, et surtout, une prise en compte centrale du facteur humain pour garantir l’adhésion et l’efficacité des transformations à venir.